Andrē, entre les hauteurs des cieux et les profondeurs de la terre

portrait de Jean Couteau et André Graff

Jean Couteau est un intellectuel français qui fait partie du paysage culturel indonésien depuis des décennies. Cet article est paru mi décembre 2021 dans le journal indonésien Kompas où Jean tient une rubrique hebdomadaire. C’est un ami de longue date d’André Graff.


Je t’ai vu t’approcher, petit et décharné, du poste de contrôle covid, puis disparaître vers le comptoir d’enregistrement de Lion Air au milieu de la foule. “Qu’est ce qui te prend ainsi, me dis-je à ton propos, mon ami, à faire tous ces allers-retours entre l’Indonésie et l’Europe. Tu vieillis, ta santé pourrait être meilleure. Mais je suis sûr que, aussi longtemps que tu respireras, tu reviendras toujours, ici, en Indonésie. Je sais pourquoi tu te rends une fois de plus  en Europe, en Suisse et en France. Tu vas faire la tournée de tes indéfectibles soutiens, tu vas contacter deux ou trois sympathiques mécènes dont tu as noté le nom dans ton petit carnet d’adresses. De quoi vas-tu leur parler ? D’eau, de l’eau qu’il n’y a pas dans les villages de l’île de Sumba, et aussi de l’eau que tu leur as procurée, dans des dizaines d’endroits de l’île, pendant plus de 17 ans très actifs. Grâce à toi et à cette eau, les villageois peuvent maintenant boire de l’eau potable et se laver. Et je viens de t’accompagner à l’aéroport dans le cadre de ta mission: aider les pauvres d’une des îles les plus isolées de ce grand pays archipel qu’est l’Indonésie.

Est-ce qu’on t’a vraiment confié cette mission ? Régler les problèmes d’eau d’une île de misère ? Que non ! C’est toi-même qui t’es donné ce fardeau à porter. Et ce dans le cadre d’une vie des plus atypiques . Autrefois, avant que tu te mettes à faire tes puits –42 au total—tu étais pilote de montgolfière, tu emmenais des touristes voir le monde de haut, dans les balancements de ton ballon, au dessus de la montagne la plus haute de France, le Mont Blanc, au point de rencontre de la France, de la Suisse et de l’Italie. Et c’est là que tout devient étrange, et néanmoins vrai, André. Après avoir recherché les hauteurs célestes en ballon, maintenant, ce que tu explores dans tes puits, pour le petit peuple des villages et ses besoins en eau, ce sont les profondeurs de la terre. Le ballon symbolisait bien sur le rêve, le refus de l’ordinaire, le désir d’un monde à toi, à toi seul. Les puits creusés symbolisent au contraire la terre et l’eau, la nécessité d’accepter le réel au nom de la solidarité, le mouvement vers l’autre. Les deux aspects contradictoires de ta personnalité, le rêveur et le faiseur, réunis en ta personne, André Graff, le petit homme décharné dont je parlais plus haut. 

Mais pourquoi rentres-tu en Europe maintenant, quand le covid 19 est en train de surgir à nouveau ? Pourquoi n’es-tu pas dans le sein de la terre à chercher l’eau pour ces petites gens que tu aimes tant ? Serait-ce justement à cause de ton coté réaliste ? Pendant 17 ans tu as construit des dizaines de systèmes d’accès à l’eau. Ils fonctionnent tous encore à ce jour grâce à tes soins sur place. Mais tu as vu, dans le même temps, des ONG étrangères construire elles aussi toutes sortes de systèmes d’eau, sans  aucun encadrement technique. Or, après deux ou trois ans, les robinets et les canalisations disparaissent, les pompes tombent en panne etc. Les ONG construisent, mais, après, elles disparaissent. Peut être passent elles plus de temps à Bali que sur le terrain à Sumba ? 

Tu as vu de tes yeux ces échecs et tu connais leurs causes: les ONG tendent à être ignorantes des conditions locales et les populations des villages n’ont pas le capital culturel ni le savoir-faire qui leur permettent de gérer elles-mêmes les systèmes d’accès à l’eau construits pour elles. Elles laissent les équipements se détériorer et attendent simplement que le temps passe jusqu’à l’arrivée de nouvelles ONG et de leur aide.

Mais tu ne t’appellerais pas André si tu ne pouvais pas concilier le rêve et la réalité. Tu as compris ce qui se passait, et tu as mis sur pied des modules de formation à l’entretien des systèmes d’eau adaptés au niveau de connaissance des populations locales. Cette formation que tu proposes repose sur du concret: comment installer tuyaux et pompes, comment creuser des puits sûrs, en escalier etc.  

C’est ce programme de formation qui était dans la grosse valise que je t’ai vu emporter en Suisse et en France tout à l’heure. Dans tes entretiens à venir avec tes généreux donateurs, tu vas certainement commencer comme suit : “Dans cette île lointaine vivent des hommes et des femmes sans eau, nos frères humains saisis chaque année par la malédiction du kalango*, la déshydratation,  folie des dieux….etc.

 “Je sais, André, que dans deux ou trois mois, tu vas revenir. C’est certain. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Tu vas mettre sur pied ton système de formation à l’eau. Tu vas réussir à le faire, comme tu as réussi à faire tes puits dont bénéficient maintenant des dizaines de milliers d’habitants, ces hommes et ces femmes qui sont pour toi les enfants que tu n’as jamais rêvé avoir, entre les hauteurs des cieux  et les profondeurs de la terre.

*kalango : ou folie des chaleurs est une maladie saisonnière provoquée par les chaleurs intenses dans certaines zones tropicales et équatoriales. A Sumba, on accompagne les malades d’un rituel à base de bains de boue des mangroves pour éviter qu’ils ne se mettent en danger.

Écrit par Jean Couteau

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