Interview d'André Graff par Anne Suchanecki

RETOUR D’ANDRE GRAFF A SUMBA

Le puisatier remet le pied à l’étrier !

En 2018, alors expatriée en Indonésie, j’avais eu le plaisir d’interviewer André Graff dans le cadre du Petit Journal de Jakarta. Depuis les premiers puits creusés à Sumba avec les habitants de l’île, André a eu comme objectif constant  de veiller à la pérennité de son projet par la transmission de son savoir que ce soit pour l’entretien des installations ou la construction de nouveaux puits.   Après 42 puits et 8 systèmes d’hydraulique villageoise(*) installés à Sumba qui ont profondément modifié la vie de dizaines de milliers d’habitants de l’île, André s’est depuis plusieurs années attelé à concrétiser ce passage de relais.


Parti en février 2020 en France pour renouer des contacts avec ses sponsors et chercher une nouvelle solution d’assurance santé, André ne remettra les pieds sur le sol indonésien que le 1er juillet 2021, un méchant virus ayant entre temps bousculé les vies et les plans de chacun. Après 6 jours d’isolement obligatoire dans un hôtel à Jakarta suivis de 6 semaines bloqué à Bali, le voici depuis quelques semaines à Sumba, très heureux de pouvoir enfin reprendre ses projets interrompus. Son retour est l’opportunité de faire un point sur ce qui s’est passé depuis cette dernière interview et discuter de ses plans futurs.

Anne Suchanecki: Bonjour André, apa kabar ? (comment ça va ?) Tu viens de rentrer à Sumba après bien des péripéties du fait du covid. Comment se sont passés ces divers confinements en Indonésie ?

André Graff :Plutôt bien ! Déjà, j’avais l’avantage énorme d’avoir pu me faire vacciner avant de partir donc je n’ étais pas trop inquiet quant aux risques. Pour le confinement à Jakarta, j’ai eu le « nez creux » et j’ai préféré casser ma tirelire pour être dans un hôtel de bon standing, calme avec une bonne connexion internet. J’ai ainsi pu me remettre de mon décalage horaire tout en reprenant contact localement. Et le semi-confinement à Bali par l’absence de liaison Bali-Sumba m’a permis de revoir des amis et de peaufiner mes plans.

Anne Suchanecki: En près de 18 mois, Sumba a subi le Covid comme partout mais aussi des catastrophes naturelles au printemps 2021 (le cyclone « seroja », début avril ). Comment as tu trouvé l’île à ton retour ?

André Graff :Fort heureusement Sumba Ouest, et donc la majeure partie du secteur où nous avons construit les puits et hydrauliques villageoises, a été épargné par les typhons, inondations et glissements de terrain qui les accompagnent. L’est de l’île par contre a été plus endommagé avec en particulier un pont reliant le nord et le sud de la région qui a dû être reconstruit. 
Quant au Covid, il a laissé les populations plus anxieuses c’est certain. Il est maintenant très difficile d’entrer et de sortir de Sumba, les liaisons avec Bali ayant été drastiquement réduites. Le tourisme à Sumba a été très durement touché comme on peut s’en douter, seules les quelques structures hôtelières de grand luxe ont pu faire venir des touristes par avions privés ce qui a contribué à creuser encore plus le fossé entre les nombreuses petites structures qui ne se remettront sans doute pas de la crise et les autres. On peut supposer que la vaccination ne va toucher les populations les plus reculées qu’avec beaucoup de retard mais il faut admettre que les habitants de Sumba ont l’habitude d’affronter les épidémies en tous genres (malaria, dengue, tuberculose etc…).  Il est encore trop tôt pour évaluer l’étendue des réels ravages du Covid.

Anne Suchanecki: Depuis 2018 je sais que tu as été occupé par de nombreux projets , tu peux m’en parler ?

André Graff :Outre les travaux de réparation et d’entretien des systèmes d’hydraulique villageoise nécessaires pour chaque installation, nous avons travaillé sur un projet un peu différent : à Savu, une petite île près de Sumba, nous avons pu mettre en place une station de phyto-épuration des eaux usées d’une communauté à laquelle nous avions amené de l’eau les années précédentes. Lorsque je dis « nous », je parle des personnes qui m’entourent dans tous ces travaux, de vieux complices d’activité en particulier l’association indonésienne Sunda Islands Humankind Foundation (SIHF), des Indonésiens ayant déjà bénéficié de l’une ou l’autre des installations, sans parler bien sûr des habitants des villages concernés par les projets. Rien ne se fait seul !

Anne Suchanecki: Sur quoi travaillais tu avant ton départ pour la France ?

André Graff :Nous venions juste de terminer une réparation importante à Kodi, Nord Sumba, où la pompe d’une ancienne installation vieille d’une dizaine d’années venait de casser et des maisons de l’eau devaient être reconstruites. A chaque nouvelle installation, nous prenons le temps d’expliquer aux usagers l’importance de payer chaque mois une cotisation qui permettra d’entretenir le matériel, d’effectuer les réparations nécessaires, et cette gestion de l’eau, c’est la communauté qui doit la mettre en place. Malheureusement dans le cas des installations de Kodi, les villageois n’avaient pas pris leur destin en mains et les caisses étaient vides. Il a donc fallu trouver un sponsor pour financer l’achat d’une nouvelle pompe. Heureusement le Régent en charge de la région a financé la moitié de ces réparations.
C’est un challenge de tous les jours d’expliquer aux populations de ces communautés très reculées que l’eau n’est pas un bien gratuit. Au début de l’installation, les habitants enthousiastes règlent tous leurs cotisations mensuelles mais malgré son caractère très modique, le taux de cotisation tombe quasiment à zéro en moins d’un an. C’est aussi pour cette raison que les projets d’école ou toute autre forme d’éducation sont primordiaux si nous voulons garantir la pérennité des installations. Sans cette pédagogie, nous risquons de jouer les pompiers à chaque réparation qui devient alors une urgence en terme de main d’œuvre et de financement. 

Mais nous avons aussi parfois de magnifiques surprises qui nous confortent dans le travail que nous poursuivons: ainsi à Lamboya, de nouvelles maisons se sont construites a Waru Wora. Les nouveaux arrivants ont préféré émigrer vers un village disposant déjà d’eau! L’eau est source de vie mais aussi elle attire la vie… Les trois familles concernées sont certes des ‘migrants climatiques’ mais elles sont heureuses de leur choix !
Enfin, toujours parmi les belles surprises, j’ai retrouvé ‘mon’ village plus propre qu’il ne l’avait jamais été : l’eau en suffisance au village signifie aussi l’apprentissage (enfin rendu possible) de la propreté et de l’hygiène.

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Anne Suchanecki : Maintenant que tu es de retour à Sumba, tu peux continuer tes projets a long terme comme ceux qui t’ont amené il y a 10 jours à remettre au Régent (préfet) de Sumba Ouest les rapports d’expertise d’Aquassistance. Peux tu expliquer ce que sont ces projets ?

André Graff : Une mission menée à Savu en 2018 (Phyto-épuration des eaux usées d’une communauté villageoise) m’avait valu de rencontrer Claude Mauvais, un ingénieur hautement qualifié et expérimenté en installations d’eau. Claude a tout de suite été intéressé par ce qui se faisait à Sumba et, la mission sur Savu terminée, nous sommes rentrés ensemble à Sumba. C’est dans ce contexte qu’il a suggéré deux études, l’une portant sur une Ecole de l’Eau et l’autre sur le pompage d’un lac pour alimenter en eau potable une partie des habitants de Tambolaka au Nord de Sumba. Ces études sur le terrain se sont déroulées fin 2019 en partenariat avec l’association Aquassistance dont j’avais rencontré le délégué général Philippe Folliasson dès 2009. Aquassistance est l’association de solidarité internationale des collaborateurs actifs et retraités du groupe Suez et a l’avantage d’avoir de nombreux experts à sa disposition. 
Avec le Covid, les rapports n’ont été traduits en indonésien que récemment, ce qui m’a donné l’opportunité de reprendre contact avec le Régent à mon arrivée à Sumba. Son appui serait très utile pour conduire tout ou partie de ces projets au travers des arcanes politiques et logistiques et obtenir des financements des deux ministères dont ils dépendent: Education et Infrastructures. Même si j’ai déjà des contacts avec le Ministère des Infrastructures, un appui local est non seulement le bienvenu mais il permet d’établir une relation de confiance, qui mène à une compréhension des projets et des enjeux, et donc une implication locale importante. 
C ‘est cette même relation de confiance qui fait qu’aujourd’hui nous travaillons ensemble sur un projet d’hydraulique villageoise de taille plus modeste au Nord de Sumba. C’est le Régent lui même qui m’a soumis ce projet.
Avec nos appuis indonésiens (Sunda Islands Humankind Foundation) nous en sommes à établir les partenariats en vue du financement de ce projet. Il faut préciser que sans l’implication locale du Régent ce projet coûterait bien plus cher; par exemple les 
« Travaux Publics » locaux réaliseront toute la partie sécurisation du point où l’eau sera tirée, l’eau et la tour supportant les panneaux solaires. 
Notre nouvelle association « De l’Eau Pour Sumba » qui a vu le jour au début de cette année va permettre d’apporter une nouvelle dynamique à ces projets et d’élargir encore ces soutiens sans lesquels rien n’est possible. Quant au projet d’Ecole de l’Eau, l’envergure envisagée demande de nombreux appuis et contacts partout en Indonésie, et le Covid malheureusement ne permet même pas aujourd’hui de voyager librement entre les îles. Donc pour le moment, j’envisage plutôt une forme de projet pédagogique plus léger dans l’application comme l’échange de « Best Practices » entre ceux qui ont appris les techniques de creusement des puits, construction et entretien des hydrauliques villageoises et ceux qui souhaitent les apprendre. Tout cela pourra se faire au cours de séminaires regroupant les différents acteurs des projets sans oublier des tutoriels en vidéo sur YouTube ou autre média. 
Dans un second temps si les circonstances et les budgets le permettent, nous pourrons reprendre et adapter le projet de l’Ecole de l’Eau. Celui ci sera alors facilité par les outils et séminaires qui auront précédé cette phase.

Anne Suchanecki : Tu en as du pain sur la planche ! De très beaux projets en perspective ! Une dernière question avant de nous quitter : pour les nouveaux lecteurs qui découvriront Sumba en lisant cet article, comment décrirais tu cette île ? Je suis bien sûr intéressée par ta vision et non ce qu’ils pourraient trouver sur internet. 

André Graff: Sumba fait partie de la Province des Petites Iles de la Sonde, au climat très chaud et aride surtout au Nord. Elle est un peu laissée pour compte d’un point de vue développement économique: les premières roues (motos) n’ont été introduites qu’il y a une cinquantaine d’années ! La vie y est plutôt dure et Sumba est un peu à l’image de l’Indonésie, avec une population très jeune, et un développement très en retard surtout en matière d’éducation. Peu de choses évoluent dans ce domaine et celui des infrastructures. Depuis plusieurs années le gouvernement indonésien essaye de promouvoir Sumba comme d’autres îles pour désengorger Bali tout en tentant de copier ce modèle mais là aussi, peu de choses évoluent. Ce qui en l’état actuel de la politique du gouvernement est plutôt une bonne chose car la plupart du temps le développement touristique en Indonésie se fait de façon chaotique, avec en point de mire une rentabilité à très court terme. L’Indonésie manque d’investissements touristiques réfléchis, pérennes socialement, qui en feraient bénéficier les populations locales. Donc aujourd’hui Sumba est très préservée mais je ne sais pas combien de temps cela va durer car l’île est d’une beauté à couper le souffle…

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Anne Suchanecki : Alors que faut-il espérer pour Sumba ?

André Graff : J’espère que Sumba va continuer d’entreprendre, surtout dans le domaine de l’agriculture et de l’agronomie. Il y a quelques jours j’ai eu la magnifique surprise de découvrir que quelques copains de Sumba qui m’accompagnent et me soutiennent, ont, sans m’en parler, construit plusieurs puits dans leurs rizières selon les techniques que je leur ai enseignées il a y des années. C’est cet esprit d’initiative et d’entreprise que j’espère pour Sumba.

(*) Hydraulique villageoise : système permettant d’emmener de l’eau vers un village ou une zone déterminée où elle est mise à disposition des usagers.

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